Dans le cadre de ses rencontres avec des personnalités, Nochlezhka a cette fois invité Victor Vladimirovitch Erofeyev, écrivain et critique littéraire.
En 1979, Victor Erofeyev fonda la revue littéraire, Metropol, à laquelle des grands noms de la littérature soviétique participèrent, tels Vassili Aksenov, Andrei Bitov, Bella Akhmadoulina.
Erofeyev fut expulsé de l’Union des écrivains soviétiques et a été interdit de publication jusqu’en 1988, lorsque Mikhaïl Gorbatchev arriva au pouvoir.
Actuellement, Victor Erofeyev a son propre programme sur le canal «Kultura» («culture»); il en a un aussi sur Radio Liberty, Moscou.
« La bienfaisance, c’est l’éducation des sentiments, et dans un pays de paperasses, c’est particulièrement important ».
Nochlezhka : Les personnes sans-papier hébergées au foyer de Nochlezhka sont pour la plupart victimes de conflits de famille, de fraude immobilière, des orphelins récemment sorti de l’institution. Des situations absurdes dans un pays où le papier d’identité est plus important que l’existence de l’être humain.
Qu’en pensez-vous ?
Vladimirovitch Erofeyev : C’est une question digne d’une thèse doctorale. On a toujours eu un système bureaucratique, formaliste, et on n’est pas les seuls. Mais dans les autres pays, les bureaucrates sont contrôlés par d’autres instances, libres et indépendantes.
Si une personne se trouve, sans raison aucune, dans une telle situation, elle a toujours la possibilité de s’adresser à une troisième, une quatrième instance – et résoudre ce problème. Dans notre pays, par le fait de notre histoire, de tels instruments n’existent pas, c’est l’arbitraire et l’impunité des autorités.
Pour détruire ce système, il faut établir un Etat de droit, par le moyen de deux variantes :- La première c’est le long chemin de l’éducation qui nous permettrait d’inculquer, tranquillement et avec sérieux, les valeurs de l’Etat de droit par le moyen de la télévision et les autres médias.
La propagande actuelle montre que la TV peut être un instrument très efficace pour influencer l’opinion publique. Et si au lieu de cette sauvage propagande on enseignait éducation et culture, elles pourraient devenir partie intégrante de notre vie. Cependant, il nous faudrait pour cela des dizaines d’années.- La deuxième variante me parait plus probable. Comme nous le savons, certains des dirigeants russes, à partir de Pierre le Grand, se sont tournés vers l’Orient, et d’autres vers l’Occident.
Actuellement, notre gouvernement lorgne du coté de l’Orient, c’est à dire la Chine et l’Inde. On a, donc, toutes les raisons de penser que les suivants vont regarder du coté de l’Occident. Aujourd’hui, le système occidental est celui de l’Etat de droit, il existe, donc, la possibilité que la Russie s’y rapproche aussi.
L’absence de droit et l’impossibilité d’exercer ses droits
N : Pour le moment, tout ceci nous paraît être un rêve inatteignable.
V E : La situation dans laquelle se trouve les sans-papiers, n’a rien d’exceptionnel en Russie, c’est plutôt la norme.
Chez nous, chacun a droit à l’absence de droit et à l’impossibilité d’exercer ses droits. Si la personne a une certaine situation et jouit de la bienveillance des autorités, il a mille, un million de fois plus de droits que les autres.
Tandis que s’il n’est qu’une petite souris grise, calme et tranquille, il n’a aucun droit, mais on ne l’embête pas ; si, par contre, il se révolte contre le système, il reçoit sa baffe.
Nous avons là tous les signes d’un régime dur et totalitaire, qui est préoccupé avant tout par son idéologie.
Tout d’abord, on avait une idéologie autocratique, ensuite communiste, actuellement se profile une forme nouvelle, la nationaliste, bien qu’elle ne porte pas encore ce nom. Elle réprime toute possibilité d’interprétation ; c’est pourquoi le papier ou son absence devient plus important que la personne, la vie humaine perd de sa valeur.
N : Quelles sont, d’après vous, les conditions qui sont les plus favorables au développement de la bienfaisance, de l’initiative sociale ? Car les gens se rendent compte qu’ils ne sont pas défendus par l’Etat, et qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes.
V E : J’ai accepté de vous rencontrer justement parce que j’estime que la bienfaisance et la charité sont d’une extrême importance, surtout dans des pays qui ne possèdent pas de culture de droit. Les gens qui veulent aider les autres, ce sont des justes, des héros.
En principe, dans ce pays, chacun a besoin d’aide. Plus il y aura de bienfaisance, plus grandes seront les possibilités d’instruction et d’éducation.
La bienfaisance est l’éducation des sentiments, et dans un pays de paperasses, c’est particulièrement important.
Il faut lutter contre l’indifférence
N : Et comment peut-on instruire, éduquer les sentiments ? Comment former la sensation que c’est normal d’être sensible à l’autre, que ce n’est pas juste de tourner le dos au malheur d’autrui ?
V E : Tout d’abord c’est une question à poser à la famille. L’éducation d’un enfant est un travail difficile et l’éducation de son âme, une tâche toute particulière qui demande beaucoup d’attention. J’espère aussi, que tôt ou tard, l’école elle même prendra part au système de bienfaisance. Et il y a aussi les amis et les personnes aimées. Quand on aime on peut bien avancer sur le chemin de l’évolution de l’âme. L’amour est le meilleur éducateur des sentiments.
N : Le rôle des livres, que pouvez vous conseiller ?
V E : Il y a des bataillons, des armées entières de livres, c’est à chacun de trouver ceux dont il a besoin. En général, la culture c’est comme une vaccination, c’est son danger aussi : elle pose des questions auxquelles elle ne donne pas les réponses. Elle peut nous emmener dans une impasse.
Prenez Pouchkine, Gogol, Tolstoï, ils posent justement ce genre de questions. Mais si le lecteur en trouve les réponses, la culture forme les sentiments, car c’est ainsi que se dessinent certains des plus importants horizons.
La lecture d’un bon livre est comme une rencontre avec soi-même en tant qu’être humain. C’est une grande joie de se sentir un être humain.
Il faut nager vers la rive que l’on ne voit pas
N : Mais actuellement, les gens ne lisent pas beaucoup.
V E : Nous vivons à un moment de l’évolution de l’humanité où la bêtise humaine joue un rôle très important. La télévision, les bandes dessinées, les choses liées aux plaisirs et aux divertissements ne forment pas l’homme, ce n’est que du doping qui remplace le bonheur.
Je ne pense pas que cela va durer.
Tout le long de son histoire, les hommes et certains pays se mettaient eux même dans une impasse : la Grèce ancienne où la retrouve-t-on dans la Grèce de nos jours ? Ce sont des gens différents, une toute autre culture. Mais il y a des pays qui sont devenus forts et brillants grâce à la culture.
Les USA par exemple qui n’étaient qu’un pays d’émigration, sous-développé du point de vue culturel. Actuellement, non seulement c’est un pays riche économiquement, mais aussi qui possède une immense culture. Il me semble que tout n’est pas perdu. C’est comme un fleuve, il faut nager vers la rive que l’on ne voit pas mais qui existe, il faut nager pour l’atteindre. C’est ça, la lecture, la bienfaisance, l’amour.
N : Vous n’êtes pas déçu du secret de l’âme russe vous qui en 1999 avez écrit ? « L’encyclopédie de l’âme russe »?
V E : Il existe une telle quantité d’âmes différentes et de notions. Actuellement, l’âme russe n’est qu’une notion spéculative. Nous avons bien sûr certains aspects déterminants : la non-observation des lois, une esthétique du désordre et du scandale, il y a beaucoup de brutalité dans ce pays.
Et dire qu’au 19 em siècle, selon les étrangers, les Russes étaient des gens fort polis. Nous perdons certaines choses, nous en retrouvons d’autres.
Actuellement, la principale caractéristique de l’âme russe, c’est l’isolement et la séparation. Cela ne signifie pas que les gens doivent être tous les mêmes, il s’agit d’être tolèrent par apport aux différents points de vue.