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Me voilà à passer mes nuits dans ce refuge, entourée de pauvres diables, et dire que j’enseigne depuis 36 ans.
Un cas de sans-abrisme illustrant que toutes et tous peuvent se retrouver sans-abri du jour au lendemain. Peu importe leurs qualifications.
Pour Lyubova Dadachenkova, la déchéance fut brutale, rapide. Il y a peu, Lyubova Dadachenkova enseignait, non seulement la littérature russe, mais était une orthophoniste reconnue, spécialiste dans le langage de la réadaptation des enfants handicapés.
Dehors un froid mordant
Au mois de décembre dernier, Lyubova est renvoyée du centre de réadaptation pour enfants handicapés. Elle perd ses moyens de subsistance et se retrouve à la rue.
En cette nuit de février, il neigeotte, moins 15° affiche le thermomètre. Les rescapés de l’hiver, une quarantaine de sans-abris sans-papiers, ont trouvé protection au 26e kilomètre du périphérique de Moscou où la tente est installée.
Toutes et tous attendent l’arrivée du Bus de Nuit qui apportera une nourriture chaude.
Parmi eux, Lyubova, elle nous raconte sa déliquescence.
La chute
Je travaillais à Pouchkino, proche de Moscou, dans un centre de réadaptation pour retraités et personnes handicapées. Le centre s’est agrandi et a ouvert un service pour enfants dans la ville voisine d’Ivanteevka, nécessitant des travailleurs sociaux et des orthophonistes. Ils m’y ont transférée.
Le département était jeune, cela se ressentait au niveau de la fonctionnalité et de la coordination du travail. Ils n’ont pu me donner de bureau individuel, ni même d’ordinateur. Je les partageais avec une autre collègue. Mais l’ambiance dans l’équipe était bonne.
Enfin presque, car l’une des dirigeantes m’a tout de suite prise en grippe. J’imagine par jalousie car même si j’étais sa subalterne, j’avais un bagage professionnel très nettement supérieur.
Très vite, elle a commencé à chercher des noises, des prétextes à réprimande.
La corruption
Un jour de décembre, une fois de plus, elle me convoque à son bureau. Elle déclare que le centre est satisfait de mon travail, mais exprime, à mon plus grand étonnement vu ma longue expérience en la matière, ses inquiétudes quant à mon manque d’expérience avec les enfants d’âge préscolaire.
“Vous pourriez être offensée, poursuit-elle, et cela serait entièrement justifié, mais voyez-vous je dois embaucher une amie à qui j’ai promis ce travail, vous devez partir.” J’ai eu beau plaider ma cause, mon professionnalisme, ma précarité économique, rien n’y fit. “Vos problèmes ne m’intéressent pas. Le monde entier est en difficulté”, ajoute-t-elle en m’enseignant la porte de la sortie.
Je n’avais pas d’économie, car une bonne partie de mon salaire était amputé par des dettes de famille dans ma ville natale de Donskoï.
J’ai essayé de trouver de l’embauche, mais rien. Vous savez, s’il est vrai qu’il y a pénurie de professionnels pour certaines branches de l’économie, ce n’est pas général et en tous cas pas pour les spécialistes orthophonistes. De plus, l’approche des fêtes de fin d’année n’était absolument pas propice pour trouver un emploi.
Bref, au bout de deux semaines, je n’ai plus pu payer le loyer et je me suis retrouvée à la rue. Sans rien que la neige, le froid, l’obscurité permanente, la faim.
Par deux fois on m’a transportée aux urgences, je m’étais évanouie faute de nourriture. C’est un infirmier qui m’a conseillé de me rendre à la Tente.
Pas à dire, elle porte bien son nom de Survie.
Non à la mort blanche
L’hiver denier nos Tentes de la Survie ont recueilli 11’456 personnes.
Autant de vies épargnées.
En 2024, à St-Pétersbourg 1’532 sans-abris ont péri, à Moscou 5’032 sans-abris sont décédés.
L’hiver en est la cause principale, l’accès aux structures étatiques aussi.
Pour atténuer pareil bilan, dans ces deux villes, chaque nuit, nos trois tentes accueillent, chacune, une cinquantaine de sans-abris.
Nous leur offrons chaleur, sécurité, nourriture, soins, vêtements.
En hiver, plus que jamais, notre tâche est immense, soutenez-nous, vous sauvez des vies.
Important : malgré les embûches du boycott, nous arrivons toujours à transférer votre aide.