Nochlezhka poursuit sa série d’interviews de personnalités russes afin de connaître leurs opinions quant aux sans abrisme russe. Après, le cinéaste Alexandre Sokourov voilà le tour de Zakhar Prilepine, écrivain, journaliste et linguiste.
« Si la situation en Ukraine se prolonge beaucoup des familles de là-bas deviendront vos locataires »
Nochlechka : Pensez-vous que dans le total chaos provoqué par la chute du régime communiste, il était possible de construire un système qui aurait pu protéger les citoyens russes du sans-abrisme ?
Zakhar Prilepine : Mais ce n’est pas par hasard que votre organisation a été créée en 1990, en lien étroit avec la désintégration de l’Union Soviétique et d’autres processus ethniques qui se sont produits dans toutes les républiques de l’URSS.
Ce fut surtout douloureux en Asie Centrale et au Caucase. Il y a beaucoup de ces histoires de citoyens qui du jour au lendemain perde toute existence bureaucratique. Je les connais. C’était, malheureusement, absolument impossible d’arrêter ce processus irréversible.
Pour que cela n’arrive pas, il ne fallait pas détruire l’Union Soviétique. Il ne fallait pas initier des processus incontrôlables.
Et pourtant, ils ont été lancés par deux personnes : le premier se nomme Mikhaïl Sergueevittch, (Gorbatchev) l’autre – Boris Nikolaevitch (Eltsine).
Cette catastrophe est l’une des plus terribles, après celle de Babylone, liées aux conflits ethniques, et ses conséquences sont loin d’être terminées. Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine pourrait se passer ailleurs, n’importe où. Tout cela est la conséquence de cette désintégration.
N : Et par quels moyens pourrait-on changer cette situation dans un très proche avenir ?
ZP : C’est une tâche immense qui appartient à l’Etat. Il nous reste 20 millions (c’est un chiffre relatif) de Russes en dehors de nos frontières – et ils représentent un groupe à risque.
La plupart de la population de langue russe rencontre des problèmes. Il faut que l’on s’en rende compte. Nous essayons d’en parler sans prendre en considération les causes du problème qui existent toujours. Il s’est produit une énorme cassure et un nombre colossale de populations de langue russe est devenus des non-citoyens, des personnes de deuxième classe, ils sont souvent considérés comme des ennemis.
Voila pourquoi, si la situation en Ukraine se prolonge et ne donne rien de concret, beaucoup des familles de là-bas vont devenir vos locataires.
N : Selon nos statistiques : parmi les personnes qui s’adressent à Nochlezhka, 96% sont des citoyens de la Fédération de Russie, leur âge moyen – 40 ans, 70% sont des hommes, 30% – des femmes.
ZP : Je ne pense pas que vous allez sauver tous ces gens. De si grands problèmes ne peuvent être résolus que par le biais de très importants processus.
En fait, il n’y a que l’Etat qui pourrait en venir à bout. Il doit prendre ses responsabilités, réintroduire ces gens dans la vie sociale, leur donner du travail, un logement. Vous, Nochlezhka, vous essayez de résoudre cette problématique par le bas, vous n’avez aucune chance.
N : Pas d’accord. Nous avons beaucoup de réussites – les gens retrouvent leurs papiers, laissent tomber l’alcool et la drogue, trouvent un travail, un logement, créent des familles. Bien sur, l’index de réussite diffère selon les circonstances : pour certains – c’est le placement dans une résidence pour personnes âgées, pour d’autres – un emploi et la possibilité de louer un logement indépendant. Le plus important – c’est de quitter la rue.
Les gens deviennent SDF surtout à cause des conflits familiaux, des fraudes immobilières, à leur sortie de prison, à cause de la migration du travail.
ZP : Probablement les jeunes qui quittent les orphelinats se trouvent souvent dans la rue.
Le Russe est à priori impitoyable envers lui-même.
N : Vous avez raison. D’après les statistiques du Ministère de l’éducation, les anciens pupilles des orphelinats doivent attendre leur logement d’état de 3 à 12 ans, selon les régions.
Selon les statistiques du Ministère de l’intérieur, 90% n’arrivent pas à avoir une vie sociale, 40% finissent en prison, 40% deviennent des alcooliques ou des drogués, 10 % se suicident. En Russie, plus de 700 000 d’enfants et d’ados n’ont pas de parents.
ZP : Pourquoi les Russes sont aussi cruels les uns vis-à-vis des autres ? Le Russe est apriori impitoyable- envers lui-même, et envers l’autre. Et sans surveillance, sans contrôle il est capable du pire.
A l’époque socialiste les orphelinats faisaient partie intégrale du socium, du système. Les ados étaient dirigés vers les écoles polytechniques, ils étaient sous contrôle. De toute façon, à l’époque socialiste, les gens étaient lâchés dans un certain système où toutes les démarches à suivre étaient bien calculées : l’école polytechnique, la queue pour obtenir un logement, un emploi – et la personne ne se sentait pas perdue; d’une certaine façon on s’occupait d’elle à chaque étape. Et maintenant, il n’y a que vous pour s’occuper d’eux.
De plus le système qui avait été construit pour ceux qui sortaient des orphelinats n’existe plus. Dès l’âge de 18 ans, ils sont catapultés dans un vide total où personne n’a besoin d’eux. Ensuite, dans le socium, rien n’est prévu pour eux – et c’est là le problème.
Je me suis produit dans des orphelinats. Avant, je m’imaginais une foule de petits clochards déguenillés. Mais, pas du tout. Ce sont de beaux enfants, bien soignés. Ils dessinent, ils chantent, on s’occupe d’eux, ils ont de très bons éducateurs, des jouets. Ils ont été apprivoisés.
Malheureusement, une fois l’enfant sortit de l’orphelinat, entourés d’ennemis, ces enfants apprivoisés sont mis à la porte sans soutien aucun.
Nous vivons dans un monde qui n’est pas juste, un monde individualiste
N : En général, le niveau d’éducation des SDF est le même que celui du Russe: 12% – enseignement supérieur, 44% – enseignement secondaire, 16% – enseignement professionnel, 14% – n’ont pas terminé leur enseignement secondaire, 5% – enseignement primaire, 9% ne sont pas allés à l’école.
Donc, l’enseignement ne donne aucune garantie. Vous êtes père de quatre enfants, et j’aimerais vous demander – qu’est ce qu’il faut enseigner à un enfant, et de quelle façon afin de le préparer aux choses réelles de la vie qui sont imprévisibles ?
ZP : En Occident, dès que l’enfant atteint 16 ans, on l’envoie faire des études et on le met à la porte. Quant aux parents âgés, on les expédie dans des résidences pour personnes âgées. Les Occidentaux ont ce genre de codes sociaux, ce n’est pas le cas chez nous.
Ici soit on niche tous ensembles dans une chambre, soit – comme dans vos statistiques – on envoie ses proches dans la rue.
Pour comprendre où nous envoyons nos enfants, nous devons comprendre comment est fait ce monde. Mais nous ne le comprenons pas, nous ne le connaissons pas. C’est un monde dément.
En Russie, la situation est telle que je n’arrive pas à comprendre qui achète des appartements. Par exemple, je viens d’acquérir un appartement et je me suis terriblement endetté. Les appartements de mon immeuble coutent de 5 à 25 millions de roubles (125’000-625’000 CH) – et ils sont tous vendus.
Il n’existe pas de tels salaires en Russie ! Et maintenant, nous essayons d’expliquer certains processus, sans savoir où ils se produisent – dans la société, en économie ou en politique. Je pourrais aussi bien envoyer mon fils sur Mars en lui disant : »Tu vas t’y faire, tu vas faire ton trou ».
Avant, 90% de la population vivait à la campagne, en communauté, tu ne pouvais pas devenir un SDF, tu étais toujours entouré. Ensuite, c’était l’Union Soviétique où l’Etat était responsable de tout. Maintenant, nous nous trouvons dans un système où c’est chacun pour soit, mais ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut que chacun soit responsable de tout le monde, et qu’il y ait un contrôle.
Avant, tout le monde savait que l’enfant est allé se promener et s’il n’était pas de retour dans deux heures – toute la maison partait à sa recherche.
Nous vivons dans un monde qui n’est pas juste, un monde individualiste.
N : Quel est, d’après vous, le niveau de compassion dans la société russe ?
ZP : Actuellement « like’er » est devenu très à la mode, ainsi que des annonces TV (preposts) du genre : « Sauver un enfant ». « Moi, je ne peu pas le faire, mais vous – sauvez-le.»
C’est devenu le signe d’un respectable statut social. Tu as laissé tomber ta famille, tes enfants, tu fais dieu sait quoi, mais si tu lances un tel prepost – c’est que tu es, parait-il, quelqu’un de bien.
C’est plus facile de compatir dans d’autres pays, là ou l’Etat est gauchisant, car tu compatis un peu – et la personne est insérée dans un certain système social.
Tandis que chez nous, tu peux compatir ou pas, cela ne changera rien du tout.
N : Avez-vous rencontré des sans-abri lorsque vous étiez en Tchétchénie ?
ZP : Là-bas, la situation était très différente : là tout le monde était sans-abri, toute la ville était sous les bombes. Si vous voulez dire que le problème est de moindre envergure dans le Caucase, vous avez raison.
Malgré quelques villes, c’est une région de campagne avec un mode de vie villageois. Tout se sait, tout le monde se connait, et les problèmes personnels de chacun – sont communs aussi. Là-bas, si tu n’aides pas –tout le monde le sait, tandis qu’en ville c’est bien plus simple. La Russie devient une civilisation urbaine, et c’est ça le problème.
Moins de liberté et moins de sans-abris
N : Et à Nijnij Novgorod (la ville où habite ZP), y a-t-il beaucoup de SDF ?
ZP : A vrais dire, je ne le sais pas. J’ai perdu toutes mes illusions quand j’ai commencé à voyager en Europe. Je n’ai jamais vu autant de SDF et d’enfants des rues et de clochards qu’à Rome, à Paris. J’ai vu ça à Moscou uniquement en 92, lorsque des familles entières campaient à la gare.
Et tout le monde pense qu’il faut aller en Europe parce que la vie est belle là-bas. Sans prendre en considération l’énorme quantité de SDF, et cela avec leur niveau de vie. En Europe, les SDF n’appellent pas de remords, on les regarde comme des écureuils au parc. C’est ça la tolérance européenne – nous on leur permet de dormir là où ils ont envie, ce n’est pas comme chez vous – on ne peut pas vous arrêter et vous amener au poste.
C’est un monde de sauvages ! Tandis en URSS ce n’était pas comme ça – on avait à l’œil chaque personne. J’avais omis de me faire vacciner, et voilà l’infirmière qui m’attrape par la main et on va au vaccin. Si je n’allais pas à l’école – tout le village était au courant. L’inspecteur de police connaissait le nom de chacun.
N : Est-ce possible dans une grande ville ?
ZP : Bien sûr que c’est possible. Lorsque j’ai commencé dans la milice, en 95, j’ai encore rencontré des miliciens du modèle soviétique.
On nous appelle pour un viol. Et l’inspecteur énumère par leurs noms tous ceux qui auraient pu le commettre. Nous allons visiter les appartements – et, au cinquième, nous trouvons le coupable. Ou, alors, à Dzerginsk, la maternité se trouvait en face de l’école. D’ailleurs, l’écrivain Edouard Limonov y est né. Quelqu’un a fumé une cigarette, et voilà que le milicien applique et dit : « Un de vos enfants a fumé ».
Maudit totalitarisme – les coupables n’ont pas échappé. C’était un Etat d’une cruauté féroce mais si l’on découvre les fumeurs en espace d’une seconde de quel SDF peut-on parler ? Tu serais saisi à l’instant même, et on te trouverait un emploi. Comme dans le film « Afonia », lorsque le personnage se saoule, son cas est étudié par tout le monde à la réunion de travail du collectif. Nous tous, nous le détestons ce communisme de merde – c’est ma vie personnelle, pourquoi devrais-je en rendre des comptes ?
Mais, il faudrait, sans doute, faire un choix : soit une certaine limitation de la liberté personnelle, soit 2 millions de SDF dans le pays.
(Interviewé par Vlada Gasnikova de Nochlechka)