L’art de s’en sortir

Le cirque, un remède pour les enfants de la rue
Un reportage de  Natalia Nikolaeva
La Russie moderne bat tous les records sur le nombre d’enfants des rues. La nouvelle loi concernant l’adoption n’améliorera pas cette situation, bien au contraire. Face à cette réalité le cirque Upsala de Saint-Pétersbourg propose depuis l’an 2000 une solution originale : être enfants de la balle pour se réhabiliter.

Rien n’a changé
Le 30 décembre en 1875,  Fiodor Dostoïevski écrit un conte de Noël : des gens riches et bien nourris chassent de leur chaude et copieuse fête de Noël un petit garçon sans-abri. A la fin de l’histoire le garçon  meurt gelé dans la rue.
Certainement que vous devez penser: « Quelle regrettable histoire, arrivée il y a 128 ans, mais aujourd’hui tout a changé en Russie. » Et bien vous avez tort.
Juste avant le Nouvel An 2013, les législateurs russes ont adopté, à une quasi-unanimité, une loi d’importance, celle de ne plus permettre aux orphelins d’être adoptés par l’étranger. Vladimir Poutine a promulgué cette loi le 1er Janvier 2013.

Les parlementaires de la Douma ont-ils un cerveau ?
Une question se pose : est-ce que les parlementaires du parlement russe, la Douma, se sont-ils demandés, à un moment ou à un autre, si les orphelins seront-ils mieux traités en Russie?
Qu’allait-il arriver à ces enfants qui sont maintenant privés de la seule possibilité d’un autre destin, différent de celui préparé par le système social postsoviétique?
Et quel est le sort habituel de ces enfants après leur sortie de l’orphelinat?
Visiblement les parlementaires de la  Douma n’y ont pas réfléchi.

Upsala, le cirque des « hooligans », un spectacle de la vie
Dans ce contexte, et sans aucun appui étatique, Astrid Schom et Larissa Afanasyeva ont lancé, en l’an 2000, « Upsala Cirque »
N’ayant confiance qu’en elles-mêmes et en ses rares associés, Asrid et Larissa proposent le cirque comme une alternative à la vie dans la rue. Leur projet social pour les enfants défavorisés de Saint-Pétersbourg contraste fortement avec le comportement de l’Etat russe.
En ce printemps 2013, une cinquantaine de mômes et d’ados, de 6 à 20 ans, travaillent au cirque et présentent le spectacle : «Les chiens». La salle est bondée à craquer, beaucoup d’enfants et de nombreux adultes sont présents

Un espace d’émotion
Parmi les spectateurs on reconnaît deux maîtres de cirque mondialement connus : Viatcheslav Polunine et Valentine Gneouchev.
Une musique entraînante envahit l’espace du chapiteau et le public oublie vite qu’Upsala Cirque est un projet social. Le chapiteau devient un espace d’émotions, de gaité et d’énergie qui imprègnent toute la salle. Le spectacle ne ressemble pas à ceux auquel nous sommes habitués. C’est un kaléidoscope pétillant de divers genres, mime, art acrobatique, jonglerie, danse. A la sortie, le spectateur ressent une joyeuse sensation que tout est possible dans ce monde, que l’homme est un être fort ; que chacun a du talent  et que tout le monde peut-être heureux.

Après la représentation Larissa Afanasevoj nous accorde une interview.
« Il faut être un peu houligane pour diriger le “cirque pour houligans »
Larissa Afanasevoj, la quarantaine, attablée à la petite cuisine du cirque ne peut passer une seule minute sans bouger. Elle est mobile comme l’onde telle une adolescente problématique. Larissa bouleverse les stéréotypes portant sur le système social et sur le travail avec les enfants dit difficiles. Elle nous présente Upsala Circus et nous parle de ces adolescents défavorisés dont le statut est immuable.

– Comment a commencé l’aventure d’Upsala ?
« C’est l’histoire d’une rencontre. Astrid Schom, Allemande, travailleuse sociale à Saint-Pétersbourg a eu l’idée de réinsérer les enfants de la rue par le biais des jeux de la balle.
Astrid cherchait une directrice pour ce projet, ce fut moi. Je suis metteur en scène et ai trouvé excellente son idée de travailler avec des enfants abandonnés. Nous ont rejoint Jaroslav Petr et Mitrofanov des professionnels du cirque ainsi qu’une équipe de travailleurs sociaux. Upsala été né. »

-Au cours de votre spectacle de cirque, il y a tellement de joie qui vient des enfants, une vraie explosion d’énergie qui voyage dans la salle. Comment sélectionnez-vous vos jeunes artistes?
« Pas de sélection. C’est notre principe. Nous n’avons pas de casting. Notre seul critère : les enfants doivent appartenir à des groupes sociaux à risque.»

-Qu’entendez-vous par  groupes à risque?
« Ce sont des enfants, des adolescents qui ont des problèmes avec l’alcool et la drogue, ils proviennent de familles composées de grandes fratries. Ce sont aussi des orphelins. L’indicateur social est  leur faible niveau économique. C’est notre cible.
Leurs capacités physiques ou psychologiques ne comptent pas pour nous, c’est sans importance. Toute personne à risque social est la bienvenue ici, et avec elle on commence à travailler, et travailler de façon approfondie. Parmi nos élèves il y a aussi des gosses provenant des écoles correctionnels.
Chaque futur enfant de la balle arrive avec son bagage social, son lourd passé et la tâche est ardue pour qu’ils s’en sortent. Beaucoup en ont la volonté ; leur désir de dépasser leur statut de hooligan est grand. »

Le plus importante est la motivation
– Parlez-nous de votre expérience de travail avec des enfants qui ont vécu dans la rue?
« Les débuts du cirque furent très difficile. Les enfants de la rue subsistaient dans les greniers et les caves. Nous avons essayé de comprendre intuitivement comment cela marchait avec ces enfants. Comment les motiver.
La motivation, l’énergie de vouloir est la chose la plus difficile à acquérir, de réveiller cette aspiration à vouloir. »

– Et comment  cultiver  cette estime de soi?
« L’estime de soi passe par le labeur, par le résultat du travail. Regardez, les enfants arrivent au cirque, on les fait travailler, travailler et travailler encore. Les répétitions ont lieu 5 à 6 fois par semaine, pendant deux, trois, quatre heures. Ils transpirent, ils sont obligés de travailler. Et puis à un moment, ils créent quelque chose de cool et  tout à coup, tout change. Il y a un déclic, ils invitent leurs camarades, leur montrent  leur travail. A partir de ce moment là. leur statut se magnifie. Mais ce n’est que par le travail ».
« Bien sûr, tous n’ont pas cette volonté. En général on démarre avec une quarantaine. Très vite ce nombre passe à une vingtaine d’enfants et en fin d’année, nous nous retrouvons avec un groupe solide d’une bonne dizaine de ces « mauvais garçons et filles », prêts à aller jusqu’au bout du monde ».

Soyez agressifs !
– Vous travaillez avec les enfants difficiles. Pouchkine a dit qu’ “Il n’y a que les imbéciles et les enfants qui sont méchants.” Et est ce que vous faites face à cette méchanceté? Comment la travaillez-vous?
« Vous savez, je pense que c’est bizarre quand une personne n’a pas du tout d’agressivité. Je dis à tous les enfants : soyez agressifs ! Il faut avoir cette énergie en soi, cette impulsion vitale. Par contre, il faut canaliser cette agressivité dans une autre direction.
Nos enfants de la balle bien évidemment sont agressifs. Mais attention aux valeurs que l’on met sous ce terme. Par exemple, lorsque nos adolescents traitent un Caucasien de hatchiki, (mot péjoratif pour nommer les gens originaire du Caucase) je leur dis: Attendez, attendez, il faut en parler.
En effet chez eux ce terme n’est pas synonyme de méchanceté mais est le reflet de ce qu’ils ont entendu à la maison, à l’orphelinat, dans la rue. Pour eux, c’est la norme, ce n’est  pas une agressivité. Il ne faut pas tomber en colère parce qu’on leur a inculqué ce racisme dès leur petite enfance. Simplement leur expliquer quelle est la réalité. Ce travail est  fondamental et de longue haleine afin qu’ils perdent leurs réflexes racistes et haineux. »

La génération atrophiée
-Votre cirque existe depuis 2000, il a déjà 13 ans. Les enfants des rues ont-ils toujours les mêmes caractéristiques ?
« Malheureusement non. J’ai fait une observation que m’inquiète beaucoup. Premièrement, lorsque nous avons on commencé à travailler il y a 13 ans, avec des enfants rencontrés dans la rue, ces gars vraiment survivaient de façon très difficile ; ils ont quitté la maison, l’orphelinat pour trouver de la nourriture dans la rue, se rendre dans n’importe quelle organisation sociale pour obtenir des chaussures, car ils n’avaient rien à porter en hiver. En 2000, ils étaient audacieux, bruyants, terriblement problématiques. Ils fumaient, consommaient de la drogue, mais ils étaient des garçons disons vivants. Ils ont grandi dans la rue, le tonus de leur corps était différent, ils étaient des casse-couilles, oui, mais ils étaient en mesure de prendre des risques.
Aujourd’hui, il  y a  une autre génération, celle des ordinateurs, même les plus pauvres peuvent prendre un crédit pour acheter un ordinateur. Ils restent assis devant leur machine pendant des heures et des jours. C’est un paradoxe, alors qu’ils appartiennent à des groupes à risque, ils devraient lutter pour leur survie et sont devenus mous avec les jeux électroniques. J’en ai rencontré et je leur ai demandé: Qui de vous a déjà couru sur les toits des garages? Personne. Combien d’entre vous se sont cassés une main? Zéro.
Cela fait bizarre, quand ces « houligans » ne se rompent pas un  bras ou une jambe. Cette nouvelle génération à risque n’est pas prudente, elle est atrophiée. Comment va-t-elle survivre ?»

L’altruisme, un mauvais remède
« Pour moi, l’idée qu’une personne peut simplement recevoir du pain, gratuitement, ce n’est pas clair. La personne a quelque chose à donner, elle doit créer quelque chose. Mais si vous n’êtes pas prêt, je suis désolé, vous devez vous forcer. Dans ces centres sociaux l’attitude de donner sans échange ne fait que renforcer le statut de la personne défavorisée.
Chez nous, il arrive aussi, parfois, de semblables situations.
Vous imaginez, un chapiteau de cirque, un espace formidable, les meilleurs enseignants, les meilleurs gens, voyages en Angleterre, en France, en Allemagne, en Suisse et à un certain moment les enfants se disent Waouh ! Tout va bien.
Mais c’est un leurre, une illusion. Et nous devons réagir vivement pour qu’ils comprennent que la réalité est tout autre. Les bons spectacles qu’ils produisent est dû uniquement à leur travail, rien n’est gratuite, ni acquis pour toujours. »

Le système des orphelinats en Russie est une vache à lait
– A la Douma, on estime qu’il ne faut pas  envoyer les orphelins à l’étranger parce que nos orphelinats sont très bons. Qu’en pensez-vous?
«  En Russie, le système des orphelinats ne fonctionne pas. Peu importe la qualité de l’orphelinat, vous pouvez acheter de beaux meubles, proposer de la bonne nourriture, mais le système ne fonctionnera pas. L’orphelinat étiquette les défavorisés, il souligne leur statut social. En conséquence, ces orphelins ne sont pas motivés à acquérir leur indépendance. Ces établissements les enracinent dans la logique des pauvres et des incapables.
Du point de vue matériel, oui, beaucoup de choses ont changé, même la nourriture est devenue normale. Pendant  longtemps les  enfants étaient mal nourris, mal vêtus, mal lavés, avaient des poux, les bâtiments tombaient en ruine, une mauvaise hygiène y régnait. La forme a changé, mais sur le fond, les travailleurs sociaux continuent de transformer les enfants en légumes. Le système des orphelinats en Russie reste une vache à lait. »

– Autrement dit, au lieu d’introduire de nouvelles formes pour socialiser les orphelins (à travers l’art, le cirque, le théâtre), le système continue à reproduire le vieux modèle soviétique des orphelinats?
« Oui, absolument. »

Reportage Natalia Nikolaeva
Saint-Pétersbourg
Mai 2013