Ancien marin, Igor Antonov est le chauffeur du Bus Nuit.
Du lundi au vendredi Igor affronte l’agressif trafic pétersbourgeois et rallie un point de distribution à un autre, naviguant des quartiers sud à ceux du nord, conduisant à bon port la camionnette afin de distribuer l’aide alimentaire et le réconfort aux sans-papiers sans-abris.
Dans une autre vie, pas si éloignée que cela, Igor était marin. Dans sa tête il l’ait encore à part entière, ou presque.
Comment passe-t-on du pont d’un navire à l’aide aux sans-logis ?
Igor nous le raconte.
Le pli du pantalon
Chez moi, à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), pas question que je ne sois pas marin, nous le sommes de père en fils.
Mon père est mort alors que j’étais en première année mais il a eu le temps de m’apprendre comment repasser correctement un pantalon de marin afin que le pli reste impeccable pendant longtemps.
Mon paternel, je ne le voyais que très rarement, il était toujours en voyage. Dans les familles de marin c’est courant que ce soit la mère qui élève seule les enfants.
Marin au long cours
Dès que j’ai eu 18 ans j’ai embarqué, en général sur des chalutiers. Dix ans de suite j’ai affronté la houle. J’ai toujours aimé la mer. C’est un moyen simple de vivre.
Lorsque vous êtes à terre vous avez plein d’obligations bureaucratiques, étatiques, sur l’eau on est libre, seules existent les règles du bord. Les décisions sont prises pour vous et de plus vous vivez plein d’aventures. Vous êtes sur des rails.
Cela m’a pris du temps pour revenir sur le plancher des vaches.
Un nouveau cap
Au début je n’avais aucune idée ce qu’un marin débarqué pouvait bien trouver comme job.
J’ai commencé à suivre des cours à l’Université de pédagogie spéciale et je me suis spécialisé dans la psychologie spéciale et l’éducation physique adaptative. (Réadaptation des personnes handicapées et des enfants demandant des soins particuliers). Je fus admis directement en seconde année et ce fut le début d’une nouvelle existence. Je suis devenu aussi aide ambulancier et souvent j’ai donné des soins médicaux.
C’est ainsi que m’est venu cette envie d’aider les gens. Et plus ce sentiment grandissait, plus je me sentais bien sur cette terre ferme.
Comme tout le monde j’avais des préjugés sur les sans-abris
Lorsque j’ai appris que Nochlezhka cherchait un chauffeur pour leur Bus de Nuit et que le travail englobait en grande partie mes connaissances acquises, j’ai de suite dit oui.
Ce qui m’étonne toujours et le nombre de personnes qualifiées sans-abris que je rencontre lors des distributions de vivre.
J’ai côtoyé des professeurs d’anglais, des spécialistes des transactions boursières, de l’histoire médiévale, des médecins, des artistes, des militaires.
Ceci démontre que personne n’est à l’abri de la perte du passeport intérieur (Propiska).
Beaucoup ont été roulés dans des transactions immobilières, par l’Etat, par la famille.
Beaucoup vivent dans la rue car ils ne connaissent pas leurs droits, c’es terrible.
Ceux qui ont un quotidien sans anicroche pensent que si l’on se retrouve sans-abris, c’est de sa faute. Grave erreur, terrible méconnaissance de la problématique.
Ils peuvent nous faire confiance
L’un des secrets de Nochlezhka est que jamais nous demandons une quelconque rétribution (prière-travail) contre le logement, la nourriture, le soutien d’un avocat, d’un psychologue.
Les sans-abris savent qu’ils peuvent confier en notre organisation.
Par exemple, si on leur trouve du travail dans une ferme, ils savent que cela ne sera pas sous forme d’esclavage, ni que nous les enverrons dans une secte religieuse.
Si nous leur promettons de les aider, nous les aidons. Ceci n’est pas toujours le cas parmi les associations de charité.
Où est le piège ?
Lors des arrêts du Bus de Nuit, parfois on me demande « où est le piège ? »
Ma seule réponse, il n’y en a pas ; aujourd’hui nous vous aidons, demain aidez les autres. Après avoir parcouru le monde, je comprends le sans-abri s’il me dit qu’il n’a pas besoin d’aide. Cela arrive tant bien même sa situation est pathétique.
En ces cas, nous ne le forçons nullement, nous disons le respecter tout en lui suggérant un autre quotidien. Cela est notre tâche.
Incrédules
Comment voulez-vous au départ que le sans-abris nous fasse confiance après avoir été dupé par la société, mis en prison, dormant en des lieux malsains, survivant avec moins que rien ? Cela prend parfois du temps pour qu’il se rende compte que nous sommes désintéressés, que notre aide est quotidienne, répétitive, qu’en plus du Bus de Nuit nous offrons divers solutions pour s’en sortir.
Bien des citoyens pensent que notre travail consiste à produire des parasites, des alcooliques, des toxicomanes.
Ce genre de pensée démontre que ces gens-là n’ont aucun regard sur l’autre, sur les malheurs qui ont pu le briser.
Comment peux-tu faire ce genre de travail ?
Voilà une question que j’entends souvent. Quelques amis ne comprennent pas. Et je leur explique.
« Les gars, moi-même je ne comprends pas comment on peut être conducteur de métro, fonctionnaire, routinier du travail. Je ne comprends même pas que ma femme puisse être cartographe. Je me sens à l’aise avec ce que je fais peut-être du fait que j’ai de la peine à vivre dans le monde « moderne ou normal ».
Avec ma femme nous aimerions vivre à la campagne, cultiver, élever des oies sauvages, avoir des abeilles, que nos enfants ne vivent pas en ville.